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Pourquoi le matrimoine ?

Mais que se passe-t-il avec le mot matrimoine ?

Ne touche pas à mon pote. Voilà une expression qui superpose une couche d’amitié, mon pote, mon reflet, quelqu’un comme moi, et aussi une couche de menace, si tu l’attaques, en le défendant, je me défends.

Certains mots sont capables de déclencher un type de réaction similaire comme si y toucher devenait intolérable. Le mot patrimoine par exemple. Il y a seulement huit ans quand Aurore Evain chercheuse en histoire du théâtre et en linguistique a lancé le mot matrimoine qu’elle venait de redécouvrir, on a entendu sur la scène intellectuelle et partout, des cris de rage, des lazzis et des moqueries, tous en position de contre-attaque parce qu’ils estimaient leur pote patrimoine, lésé.

Matrimoine déjà, n’est pas un néologisme. Le mot, courant dans tout le Moyen-Âge, relève du juridique : en 1150 et au-delà, il désigne les biens mentionnés lors d’un contrat de mariage. Pour la femme comme pour l’homme, il correspond :

  • pour le patrimoine aux biens que l’on reçoit de son père,
  • pour le matrimoine, à ceux venus de sa mère.

Donc, dans la corbeille des époux les plus fortunés, on trouve des biens de quatre origines. Puis, du matrimoine, à partir du XVe, on n’entend plus parler.

Au XVe siècle, tout bascule
Jan Van Eyck XIVe Les époux Arnolfini

Deux phénomènes.

  1. Phénomène historique et social : les femmes perdent beaucoup en autonomie, de plus en plus sous tutelle des maris ou des hommes d’église. Les corporations se ferment pour elles ; en ville elles finissent par être reléguées à la maison ; dans les campagnes, cependant, elles continuent le travail aux champs, plus libres et autonomes que les bourgeoises. Les femmes trouvent alors mille astuces pour influencer la scène publique telles les salonnières. A la révolution elles luttent en tant que femmes pour finir par être de nouveau et plus que jamais enfermées dans la pudibonderie du XIXe siècle, sauf les merveilleuses percées d’autonomie et de création qui ne cessent jamais. On comprend dans ce contexte comment que le mot matrimoine soulignant de manière manifeste des productions des femmes reconnues pour leur valeur, ait disparu pour laisser toute la place au seul patrimoine.
  2. Phénomène culturel : au fil du temps, la signification de patrimoine, s’élargit passant des biens personnels aux biens culturels ; « Ce qui est transmis à une personne, une collectivité, par les ancêtres, les générations précédentes, et qui est considéré comme un héritage commun. Patrimoine archéologique, artistique, culturel, intellectuel, religieux ; patrimoine collectif, national, social ; patrimoine d’une nation, d’un peuple. »

Personnellement je n’ai rien contre cette définition élargie, si en effet, au lieu de patrimoine on parle d’héritage culturel, expression parfaitement adaptée pour désigner les productions des femmes et des hommes qui enrichissent l’humanité par leurs créations, leurs découvertes, leurs pensées, leurs combats. Le problème est que de productions culturelles venant des femmes, on n’en entend pas parler ou alors elles sont minorées.

Stratégies pour faire croire à au peu de valeur du matrimoine.
  • la méthode la plus révoltante, l’écrasement : Nanerl Mozart était compositrice comme son frère, élevée sous la même férule paternelle que Wolfgang, et elle était virtuose. On le sait parce que Wolfgang dans ses lettres félicite sa sœur pour des compositions qu’elle lui envoie pour avis. Par la suite, le père interdit à sa fille d’ambitionner la composition ; il lui faut se marier et tourner le dos à une passion qui aurait pu lui offrir une carrière musicale impensable pour une jeune femme du XVIII siècle.

  • l’effacement: Marie Jeanne Carpentier, peintresse du début du XXe siècle, a du succès (image) Pourtant, pour vendre un tableau signé d’elle, un marchand d’art efface sa signature. Il vaut mieux se présenter en peintre anonyme que femme.

De même Gerda Taro. Elle travaille comme photographe de guerre avec Robert Capa. (image) Tous deux tamponnent leurs clichés d’une signature commune car ils ne savent plus lequel des deux a fixé l’image. Les journaux publient leur travail sous le seul nom de Capa. Gerda quitte son compagnon. Plus grand monde ne se souvient d’elle, mais de lui, oui.

  • la métamorphose. L’histoire d’Emilie du Châtelet est un exemple très intéressant pour comprendre comment notre matrimoine nous échappe des mains de cette façon.

Emilie du Châtelet est reconnue au XVIIIe siècle comme l’une des personnes de sciences les plus éminentes. Son amant Voltaire rapporte d’Angleterre des ouvrages du physicien Newton. Les trouvant passionnants, tous deux décident d’approfondir leurs connaissances en mathématiques pour bien comprendre le travail du savant anglais. Leur enseignant Clairaut dira : « j’avais deux élèves de valeur très inégale, l’une tout à fait remarquable, tandis que je n’ai pu faire entendre à l’autre ce que sont les mathématiques ». Emilie du Châtelet devient vite la guide de Voltaire dans le domaine scientifique. Et quand Voltaire publie une vulgarisation en vers de la pensée de Newton, voici ce qui apparait en frontispice : Newton en haut à droite qui diffuse sa lumière vers Emilie du Chatelet, transformée en muse passive avec pour fonction de seulement renvoyer la lumière venue de Newton sur Voltaire en train d’écrire. Emilie du Châtelet publie 10 ans après sa traduction de Newton. Elle annote l’ouvrage. Jusqu’au début du XXe siècle, on étudiera dans les milieux scientifiques cette traduction. Les annotations personnelles de la mathématicienne jointes au texte initial serviront de bases à des recherches poussées jusqu’à cette époque. Pourtant, avec cette image de frontispice en tête, le grand public retient longtemps qu’Emilie du Châtelet est en la vague assistante du philosophe quand celui-ci s’adonne à des recherches en physique et de plus, et surtout, sa maîtresse.

Quelles sont les armes des femmes ?
  • Ruser pour voler ce qu’on leur refuse : cachées dans l’armoire de leur frère à qui un précepteur enseigne le latin, les fillettes aristocrates de l’Ancien Régime dérobent l’éducation à laquelle elles n’ont pas accès.

  • Simuler la soumission. Au début du XXe siècle, Gerty Theresa Cori travaille avec son mari aux Etats-Unis sur des recherches en biochimie. On lui signifie qu’elle fait ombrage à son compagnon de laboratoire. Tandis que son époux obtient des postes prestigieux, elle est cantonnée à des activités d’associée du grand homme et non rémunérée. On lui concède des recherches sur des amibes prélevées dans des selles. Sans souffler mot, elle remplace les amibes par les paramécies et finira par obtenir le prix Nobel de physiologie conjointement avec son mari.

  • Revendiquer: Sait-on que la revendication de l’égalité des salaires entre femmes et hommes obtient gain de cause pour la première fois grâce à une artiste ? La première à faire valoir dans la réalité une telle reconnaissance est une compositrice, Louise Farrenc.

  • S’imposer par des opérations magistrales. Niki de st Phalle tire à coup de fusil sur des sacs emplis de peinture et pendus devant un mur blanc, devant un parterre de journalistes. Elle tue en même temps la haine, la rancœur, la dictature, le mal en somme. Choisissez l’orthographe.

  • Combattre, intellectuellement, plume à la main : de Christine de Pizan, première à vivre de sa plume au XVe siècle, à Simone de Beauvoir et ce n’est évidemment pas fini. Tous les ouvrages qui jaillissent sur la scène littéraire révélant des femmes du Matrimoine, pour restaurer la vérité, sont autant de brûlots jetés dans les retranchements obscurs de l’oubli.

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