Le 26 mars 1923, Sarah Bernhardt quitte définitivement la scène du monde où elle brille depuis si longtemps. Aujourd’hui, elle peut devenir la preuve tangible de l’obstination à l’effacement qui frappe les grandes figures du passé.
Exemple de femme au talent de « monstre sacré » aux yeux de Jean Cocteau, icône de femme absolument libre, peintre et sculptrice, elle donne en 1899 Son nom à Son théâtre, place du Châtelet à Paris. Le monde entier l’adule. A lire entre les lignes de l’Histoire, cette femme incontrôlable devient pour ceux habilités à transmettre la mémoire, le symbole d’une femme à abattre, du moins son nom. Elle balaie de sa traîne de comédienne les cinq continents et les cent années après sa disparition balayent par trois fois sa gloire, elle qui a tant apporté au rayonnement de la France. Voyez l’histoire de son théâtre : Le nom de Sarah Bernhardt gravé dans la pierre ou imprimé, apparait puis disparait à trois reprises.
Il n’est pas rare pour les théâtres de changer d’intitulé. Quand en 1899 Sarah Bernhardt prend la direction de Son théâtre, nommé auparavant « Théâtre des Nations », elle l’orne de son nom. Tout le monde idolâtre cette voix où Victor Hugo entend tinter de l’or. Le théâtre reste tel quel treize ans après la disparition de sa directrice. Le Front Populaire de 1936 change la donne. Le peuple, c’est nettement mieux qu’une personne seule à célébrer. On nomme alors le lieu, «Théâtre du Peuple ». Première disparition du nom. Puis, 1941 : le terme de peuple, quelque peu… disons populaire, ne convient pas à l’occupant allemand. Compte tenu de l’origine israélite de Sarah Bernhard, impossible de rendre au théâtre son nom ; il devient « Théâtre de la Cité » en 1941. La Libération la venge. Dès que possible, en 1949, on restitue au théâtre le nom Sarah Bernhardt. En 1957, le théâtre reprend son nom d’avant l’arrivée de Sarah Bernhardt, « Théâtre des Nations » comme si rien ne s’était passé. Deuxième effacement. Arrive Mai 68 en ébullition. Nous assistons au baptême du lieu en « Théâtre de la Ville ». Puis, le nom de Sarah Bernhardt réapparaît, mais en sous-titre, peint au-dessus de l’entrée, bien petit au regard du grand titre de « Théâtre de la Ville ». Enfin, le sous-titre s’efface. Troisième disparition. Actuellement, Sarah Bernhardt est absente de la communication officielle. Seul le restaurant tout à côté, porte fièrement son nom et cultive sa mémoire.
Ainsi, quel que soit le courant politique, tout est bon pour que s’opère en fanfare ou tout discrètement, le gommage mémoriel de cette grande figure de femme.
Et si le Conseil de Paris, repentant, décidait d’accoler au Théâtre de la Ville le nom de Sarah Bernhardt, compte tenu de l’historique, qui ferait confiance à un sous-titre ?
Quoi ? Et nous offririons à la face du monde
Le spectacle honteux de son propre théâtre
Par trois fois effaçant, incroyable faconde,
Un nom si glorieux? Alors, pourquoi pas quatre ?
Femmes-sous-titres, « deuxième sexe », œuvres ne méritant pas d’être retenues…. Tel est l’enseignement que nous livre l’Histoire en filigrane des disparitions si nombreuses des grandes figures des femmes du passé reléguées dans l’oubli. Des femmes justement fort reconnues de leur vivant.
Dans la brume de la mauvaise foi ordinaire, flottent encore aujourd’hui deux réflexions : « mais si les femmes du passé avaient eu du talent cela se saurait ! » ou bien « les pauvres, toujours, contraintes et limitées, elles n’ont jamais pu s’exprimer ». Finalement, pour tout le monde, il est vaguement juste ou tristement logique que les femmes du passé tombent dans l’oubli, exemptes de créativité reconnue, ou bien victimes de la domination masculine, ou encore effacée légitimement par le temps. Si rien de ce qu’elles produisent ne mérite d’être retenu aux yeux des historiens, il ne resterait alors aux femmes, pour se consoler, que l’enfantement.
Pourtant, à toutes les époques, des femmes décidées à aller coûte que coûte là où les porte leur inclination s’affirment. Une passion, ou le sentiment d’injustice les conduit, seules ou en groupe à se réaliser à travers créations, réflexions, découvertes, luttes, autant de combats à les mener loin, jusqu’à participer comme quelques hommes, à l’avancée de l’humanité. Elles fondent la moitié du socle de la culture, fierté et identité des peuples. Elles fondent le matrimoine, comme les hommes le patrimoine.
Les sociétés devraient se montrer encore plus admiratives quand il s’agit d’œuvres de femmes, tant il y eut d’embûches sous leur chemin. Tant il y eut aussi d’historiens pour les ignorer. Ou pour les minorer. Par exemple l’immense mathématicienne Emilie du Châtelet, initiatrice de Voltaire aux mathématiques fait partie des dix plus grands scientifiques du XVIIIe siècle, étudiée en université jusqu’à l’arrivée de la physique quantique. Longtemps considérée comme la vague assistante du philosophe en matière de sciences, elle doit attendre le livre d’Elisabeth Badinter, Emilie, Emilie : l’ambition féminine au XVIIIe siècle, pour que soit restaurée la vérité sur son importance. Ignorer, minorer s’accompagne de mépris.
Des femmes aujourd’hui travaillent à remettre en lumière ces figures extraordinaires. D’abord, question de justice, simplement. Puis question d’opportunité, car le matrimoine offre de nouvelles figures d’inspiration. Elles travaillent surtout, pour que change le regard de la société sur toutes les femmes. Le harcèlement, la manipulation, la violence, les « féminicides » reposent sur l’idée en partie inconsciente et profondément inscrite dans les mentalités qu’il y aurait une infériorité de genre (d’où le mépris) et une disposition naturelle des femmes à la souffrance (d’où la violence masculine). Tout se passe comme s’il était légitime aux hommes de s’approprier les femmes pour se faire servir et servir à enfanter, pour assouvir leur besoin de puissance et leurs pulsions sexuelles, quitte à exprimer leur frustration masculine par le meurtre de leur partenaire, une fois quittés.
Bien sûr des lois sont adoptées associées à des moyens de protection des femmes en danger, mais bien d’autres indispensables, restent en attente. Ces dispositions ne suffisent pas tant que court l’idée d’une infériorité basique des femmes, confortée par l’effacement de leur nom et de leurs oeuvres. Il faut montrer des exemples de spoliation et d’effacement des créatrices. Sarah Bernhardt est véritablement emblématique comme victime, elle si libre et si glorieuse, de cette pratique de l’effacement programmé. Trois fois depuis sa disparition. Il faut que dans les mémoires et les mentalités les femmes retrouvent leur place fondatrice, novatrice. A ce prix seulement, femmes et hommes pourront cheminer ensemble vers une humanité réconciliée ; et déjà, souhaitons-leur de pouvoir aller sereinement au Théâtre Sarah Bernhardt plutôt qu’au Théâtre de la Ville.
Edith VALLEE