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Au cœur du féminisme, le Matrimoine.

Cheminement vers le matrimoine

Dans la brume de la mauvaise foi ordinaire, flottent à l’époque de ma jeunesse des réflexions du genre : « mais si les femmes du passé avaient eu du talent cela se saurait ! » ou bien « les pauvres, toujours, contraintes et limitées, elles n’ont jamais pu s’exprimer». Finalement, pour tout le monde, il est vaguement juste ou tristement logique que les femmes du passé tombent dans l’oubli, exemptes de créativité reconnue, ou bien victimes de la domination masculine. En même temps – c’est l’époque des années 70 – plus j’avance dans ma thèse de psychologie sur le choix de non maternité, mieux je comprends combien l’effacement des femmes de l’Histoire tend à les enfermer dans la maternité. Si rien de ce qu’elles produisent ne mérite d’être retenu aux yeux des historiens, il ne resterait alors aux femmes, pour se consoler, que l’enfantement.

En 2014, quand j’entends la chercheuse Aurore Evain parler du mot Matrimoine, le choc. La perspective d’un immense chantier s’ouvre pour les femmes, retrouver notre matrimoine, le legs culturel, héritage des femmes. Ce mot n’est pas un néologisme. Apparu dans la langue en 1155, devenu matremuine, matremoigne, jusqu’à matrimoine en 1400, il désigne dans un contrat de mariage les biens que chacun des époux reçoit de sa mère, tandis que patrimoine désigne ceux reçus de son père. Sauf que le mot matrimoine disparait au XVe siècle. De son côté, Le mot patrimoine tient bon la route et évolue signifiant après les biens matériels, les biens culturels, œuvres de la main et de la pensée, découvertes, actes d’héroïsme.

Disparition du mot matrimoine et ses conséquences

Au XVe siècle, le mot matrimoine s’évapore donc de la langue alors que commence à disparaître la mixité dans les guildes ; les associations professionnelles accueillant les femmes se ferment peu à peu à elles. Or, que s’est-il passé avant le XVe siècle ? Les choses allaient mieux pour les femmes. Entre le VIe et le VIIe siècle, grâce aux lois des envahisseurs barbares de tradition nomade plus respectueuses des femmes que les Gaulois, le lourd mépris pour les femmes hérité de l’Antiquité grecque et romaine s’allège. Le pouvoir de la religion chrétienne demeure encore fragile et la femme n’est pas encore perçue comme celle qui entraîne au péché. Au XIIe siècle, averse de plomb : Avec la passion d’Héloïse et Abélard, se répand dans toute l’Europe l’idée que les femmes, à l’image d’Héloïse sous emprise d’Abélard, sont enclines à la souffrance par nature. A cette même époque, l’invention de l’amour courtois sublimant l’image d’une femme inaccessible ne change rien à l’affaire. Puis, la Renaissance du XVe siècle qui retrouve les œuvres de  l’Antiquité, découvrant le Nouveau Monde, la perspective et l’imprimerie, place l’être humain au centre de l’univers. L’être humain ? Non, l’homme, qui se veut maître du contrôle sur toutes choses et écarte les femmes.

Le long emprisonnement dans la sphère domestique s’amorce. Ce sera au XVIIe siècle l’effacement des noms de métiers au féminin et une grammaire de l’écriture soumise au masculin « l’emportant sur le féminin » devenue une règle, puis une évidence. Au XVIIIe siècle, le mépris s’abrite derrière la célébration de la beauté. Plus tard, malgré l’épisode de solidarité révolutionnaire, le mépris reprend et s’abrite cette fois, dès le début du XIXe, derrière la vénération pour la maternité. L’ère du contrôle et de l’exploitation des ouvrières et des enfants, main d’œuvre à bas prix, atteint son apogée. Or, voici le mépris sous toutes ses formes, magistralement dénoncé en 1949 dans l’œuvre de Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe.

Pourtant les femmes s’emparent de leur vie

A cause de ce mépris et malgré lui, et même avant lui qu’importe, à toutes les époques, des femmes décidées à aller coûte que coûte là où les porte leur inclination, fondent le matrimoine. Une passion, ou le sentiment d’injustice les  conduit, seules ou en groupe à se réaliser à travers créations, réflexions, découvertes, luttes, autant de combats à les mener loin, jusqu’à participer comme quelques hommes, à l’avancée de l’humanité. Elles fondent la moitié du socle de la culture, fierté et identité des peuples. Les sociétés devraient être encore plus reconnaissantes quand il s’agit d’œuvres de femmes, tant, en effet, il y eut d’obstination des historiens à recouvrir d’oubli leurs productions. Ou à les minorer. Par exemple l’immense mathématicienne Emilie du Châtelet, initiatrice de Voltaire aux mathématiques, fait partie des dix plus grands scientifiques du XVIIIe siècle, étudiée en université jusqu’au début du XXe siècle avant l’arrivée de la physique quantique. Longtemps considérée comme la vague assistante du philosophe en matière de sciences, elle doit  attendre le livre d’Elisabeth Badinter, Emilie, Emilie : l’ambition féminine au XVIIIe siècle, pour que soit restaurée la vérité sur son importance.

A travers le mot matrimoine, soudain m’apparaît en une image globale, le corpus des femmes du passé. J’aime ce mot, corpus, ensemble d’approches sur le même sujet car la féminité, plus que la masculinité, se revendique à partir du corps. Le mot pris au sens large permet de relier les femmes entr’elles, toutes solidaires par la nécessité de s’emparer de leur vie. En premier lieu de leur corps, puis de l’enseignement pour acquérir l’indépendance, enfin des espaces public, intellectuels et  du pouvoir.

Les grandes figures des femmes du passé nous lèguent le matrimoine, comme les hommes, le patrimoine. Notre travail, à nous, passionnées du matrimoine, est de remettre en lumière ces femmes extraordinaires dont nous sommes redevables.

Le Matrimoine pour changer le regard sur toutes les femmes

D’abord, question de justice, simplement. Dans ce même esprit, outre les femmes à reconnaître pour leur apport personnel, il faudrait ajouter aussi  les autres invisibles attachées à épauler les recherches d’un grand homme. Ensuite, question d’opportunité. Pour avoir soutenu leurs réussites d’audace, toutes les femmes du matrimoine deviennent sources d’inspiration, même si beaucoup, comme Camille Claudel, enfermée à vie en hôpital psychiatrique, l’ont très cher payé.

Surtout, la mission la plus importante que nous nous sommes donné, la voici : porter haut le matrimoine pour changer le regard de la société sur toutes les femmes. Le harcèlement, la manipulation, la violence, les « féminicides » reposent sur l’idée en partie inconsciente et profondément inscrite dans les mentalités qu’il y aurait une infériorité de genre (d’où le mépris) et une disposition naturelle des femmes à la souffrance (d’où la violence masculine). Tout se passe comme s’il était légitime aux hommes de s’approprier les femmes pour se faire servir et servir à enfanter, pour assouvir leur besoin de puissance et leurs pulsions sexuelles, quitte à exprimer leur frustration masculine par le meurtre de leur partenaire, une fois quittés.

Bien sûr, et en priorité les lois sont nécessaires, urgentes, associées à des moyens de protection des femmes en danger. Mais ces dispositions ne suffisent pas tant que court l’idée d’une infériorité basique des femmes. Il faut montrer des exemples de spoliation et d’effacement des créatrices, comme Colette dont les premiers écrits sont signés de la plume de son mari, comme Rosalind Franklein découvreuse de la structure hélicoïdale de l’ADN et qui n’a pas reçu le prix Nobel de médecine tandis que son patron de laboratoire, oui ; comme Marie-Madeleine de La Fayette, inventrice du roman psychologique suivie par tous les romanciers de la terre et dont on méconnait la valeur ; comme Alice Guy pionnière du cinéma de fiction, oubliée. Nous voulons toutes les mettre en lumière.

En 1405 Christine de Pizan a commencé ce travail avec la Cité des Dames; c’est aussi le projet des journalistes de l’Athénée des Dames en 1808 et aujourd’hui celui de féministes menant des recherches passionnantes, par exemple sur les autrices de théâtre de l’Ancien Régime, avec Aurore Evain, les femmes de pouvoir et la France, avec Eliane Vienot. Partout, surgissent de belles publications sur telle ou telle femme du passé. Il appartient à notre époque d’épouser cet élan vivifiant pour peupler la mémoire collective d’une forêt des grandes figures féminines du passé. Il faut que dans les mentalités les femmes retrouvent leur place fondatrice, novatrice. A ce prix seulement, femmes et hommes pourront cheminer ensemble vers une humanité réconciliée.

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